
Quentin Dumoulin et Thibault Martelain se sont connus il y a plus de vingt ans, à Lyon, alors qu’ils étaient enfants. Quand est venu le temps d’entrer à l’université, les deux jeunes hommes ont décidé de s’expatrier, l’un au Canada et l’autre aux États-Unis. Mais la distance n’allait pas les empêcher de travailler ensemble. En 2014, pendant leurs études, ils ont fondé Second Life, une entreprise de commerce en ligne qui fournit les consommateurs en fruits et légumes « moches ». Je les ai rencontrés dans leur bureau partagé au Centre-Ville de Montréal.
Les fruits et les légumes ne poussent pas de façon parfaite
Les végétaux que vous achetez au supermarché présentent généralement une apparence assez uniforme. Or, s’ils semblent tous aussi beaux, ce n’est pas qu’ils proviennent de plantes magiques produisant uniquement des aliments parfaits. C’est plutôt qu’ils sont soumis à des critères esthétiques assez sévères. La taille, la forme, la couleur… tout y passe. Et seuls les plus beaux méritent d’être exposés dans les étals.
Ainsi, les maraîchers se retrouvent inévitablement avec des fruits et des légumes comestibles qu’ils ne peuvent pas vendre parce qu’ils ne répondent pas à ces caractéristiques particulières. Que peuvent-ils faire, alors, avec ces aliments imparfaits ? « Une petite ferme aura toujours un marché pour vendre ses produits moches. Elle va faire de la confiture, elle va faire des tartes. », m’explique l’entrepreneur. Mais pour les plus grosses entreprises, le jeu n’en vaut souvent pas la chandelle. « On avait visité une ferme où toutes les courges étaient piquées par des insectes, mais c’était vraiment une ou deux piqûres. Le problème, c’est que ça coûtait trop cher de les ramasser et de les transformer. Mais elles étaient encore comestibles. C’était seulement des défauts esthétiques. », me raconte Thibault. Ainsi, des tonnes de fruits et de légumes « moches » pourrissent dans les champs chaque année.
Quand on sait qu’entre le tiers et la moitié des aliments sont gaspillés et que ces pertes sont associées à une utilisation inutile d’eau, de sol et d’énergie, cette situation ne fait pas de sens.
C’est en discutant avec un producteur que les deux hommes ont été confrontés à cette problématique. « Il m’a montré des poivrons de serre qui étaient difformes, avec des nez, avec des bras, etc. Et il m’a dit d’essayer de vendre ça, m’explique Thibault. On s’est mis en face de la statue du Mont-Royal (NDLR : Le Monument à sir George-Étienne Cartier), pendant un tam-tam. On en faisait des crudités et on les vendait entiers. Et ça a quand même bien marché. », poursuit-il.
De petit stand à la vente en ligne
C’est donc sur cette manne inexploitée que les entrepreneurs ont choisi de jeter leur dévolu. Mais le duo n’allait pas se limiter aux kiosques physiques. Il y a un an, ils ont finalement lancé l’abonnement en ligne à des paniers de fruits et de légumes moches. « C’était l’aboutissement de notre produit et depuis, ça explose vraiment. En été ça se calme parce qu’on entre en compétition avec les marchés publics, mais sinon, hors saison, on fait environ 900 paniers par semaine. », m’explique Thibault.
Les clients de Second Life sont attirés par la réduction du gaspillage alimentaire, certes, mais aussi par les économies qu’ils réalisent. Selon le cofondateur, les paniers coûtent entre 15 % et 25 % moins cher comparativement aux circuits traditionnels.
Trois ans après son démarrage, l’entreprise offre désormais une gamme locale, une internationale et elle s’est même lancé dans le biologique. Bien qu’ils ne desservent que Montréal et la Rive-Sud, les cofondateurs aimeraient rapidement toucher d’autres villes du Québec.
Et si on manquait de moches ?
À mon avis, les fruits et les légumes moches ont été un porte-étendard important du mouvement contre le gaspillage alimentaire. Plus largement, je crois même qu’ils ont beaucoup sensibilisé les gens aux enjeux environnementaux liés à l’alimentation. Vous vous souviendrez peut-être de la campagne d’Intermarché, en France, qui portait sur cette problématique. Cette dernière avait connu, en 2014, un énorme succès.
Tellement, en fait, qu’elle a inspiré de nombreuses bannières, au Québec, à emboîter le pas. Un an plus tard, en 2015, la chaîne Maxi lançait « les imparfaits », IGA mettait en marché les « drôles de fruits et légumes » et Loblaw inaugurait sa marque « naturellement imparfaits ». Plus récemment, en 2017, les « hors-la-loi » sont venus s’ajouter à l’offre de plusieurs supermarchés, dont Métro.
Si Second Life était une des premières initiatives de la province, elle s’est toutefois rapidement fait rejoindre par de nombreux autres joueurs qui ont compris l’intérêt des aliments moches pour leur image et leur compte en banque. Mais les maraîchers, eux, produisent une quantité relativement stable de fruits et de légumes déclassés. Les entrepreneurs ont-ils peur de manquer, un jour, d’aliments à commercialiser ?
« Chaque fois qu’il y a un deal qui se fait — on a vérifié — les supermarchés préfèrent faire affaire avec le moins de fournisseurs possible. Par exemple pour les pommes chez Maxi, c’est un seul fournisseur. Pour les tomates et concombres chez Métro, c’est un seul fournisseur. On sait qui c’est. Tout le monde sait qui c’est. Ce sont des gens avec qui on ne travaille pas la plupart du temps, donc c’est très rare qu’on entre en compétition [avec ces autres initiatives.] », me répond Thibault. Pour s’approvisionner, Second Life collabore avec des centaines de producteurs.
La normalisation de l’imperfection
Au-delà de la revalorisation de ces aliments longtemps délaissés par les circuits traditionnels, la popularité des initiatives comme Second Life est-elle en train de redéfinir ce qu’on considère comme « beau » ? À force d’être exposés à ces fruits et à ces légumes imparfaits, les consommateurs laisseront-ils éventuellement tomber le qualificatif « moche » pour décrire une fraise avec un nez ou une tomate plus ovale que ronde ?
« Oui, je pense que les gens vont juste arrêter d’appeler ça des légumes moches. La plupart de nos clients qui ont des potagers, pour eux, ce ne sont pas des légumes moches. Si tu as un potager et que ta carotte tombe sur un caillou, elle va se courber. », me répond Thibault. Et pour avoir vu le contenu de leurs paniers, je suis plutôt d’accord.
Après tout, si nous glorifions désormais la diversité corporelle dans les médias, peut-être sera-t-il normal, un jour, de retrouver une diversité de formes alimentaires dans les supermarchés et qu’on ne les appellera pas « moches », « imparfaits », « rigolos » ni « hors-la-loi », mais plutôt fruits et légumes, point.