Au moment d’écrire ces lignes, je suis devant ma fenêtre obstruée de centaines de gouttelettes de pluie froide d’automne. Ce genre de météo qui te glace jusqu’aux os et qui raccourcit les limites de ta patience au même rythme que la durée du jour. Aujourd’hui, je suis découragé. Et fâché aussi.

J’ai eu une réalisation cette semaine : l’industrie agroalimentaire, surtout celle de la viande, a peur de l’alimentation durable.

Comment ai-je pu être assez naïf pour ne pas le réaliser auparavant? Naïf, c’est certainement le bon terme. Chaque fois que je sens un peu d’ouverture de leur part, le contre-exemple, celui qui démontre la vraie nature de cette industrie, me saute au visage.

Petite mise en contexte de l’alimentation durable

On s’intéresse de plus en plus à l’impact environnemental de notre alimentation. Le terme « alimentation durable » réfère à un type d’alimentation qui est bon pour tous les humains et pour la planète, pour toujours. Le système agroalimentaire et la façon dont on s’alimente sont tout sauf durables. On utilise plus de ressources énergétiques qu’on produit d’énergie comestible. Si la tendance se maintient, on frappera un mur assez rapidement, surtout dans un contexte où la population mondiale est en pleine explosion.

Peu importe ce que l’industrie essaie de vous faire gober, on connaît déjà plusieurs pistes de solutions pour diminuer la pression exercée sur notre planète. La FAO, qui est la branche des Nations Unies s’intéressant à l’alimentation et à l’agriculture, est d’ailleurs assez claire à ce sujet.

Diminuer le gaspillage alimentaire est absolument indispensable, surtout quand on sait qu’entre 30% et 50% des aliments produits sont perdus. Imaginez un instant les ressources investies que l’on pourrait récupérer. C’est troublant. D’autant plus que près de 800 millions de personnes sur terre se couchent fréquemment le ventre vide.

Les industries de la viande et du lait sont responsables de la majorité (65%) des émissions de gaz à effet de serre liées à l’élevage. Le bœuf (et la vache) sont les animaux qui génèrent le plus de ces gaz exacerbant les changements climatiques. Produire du bœuf demande également plusieurs dizaines de milliers de litres d’eau, une ressource pourtant si précieuse. C’est sans parler de la surface terrestre qu’occupent ces élevages, au profit des écosystèmes fragiles déjà en place.

Se tourner vers une alimentation basée sur les végétaux, comme les céréales, les fruits, les légumes et les légumineuses, est une solution facile, économique, nutritive et écologique de régler une partie de ces problèmes. Mais manger plus de légumineuses implique de manger moins de viande. Oups. Ce n’est pas très très bon pour l’industrie de la viande ça…

L’industrie et le gouvernement

Ceux qui ont lu Sauver la planète une bouchée à la fois s’en rappellent peut-être, mais mon introduction et ma conclusion étaient dédiées à deux nutritionnistes, Joan Dye Gussow et Katherine Clancy, qui ont lancé et propagé le mouvement de l’alimentation durable il y a plus de 25 ans.

Aux États-Unis, chaque cinq ans, le guide alimentaire national doit être revu. C’est à la fin de cette année que nous connaîtrons la version 2015 de ce guide. En 2014, le comité consultatif promettait un avenir assez rose à ces règles alimentaires qui dictent les priorités gouvernementales en termes d’alimentation. En effet, ce comité constitué d’experts en nutrition et en alimentation s’entendait pour dire qu’il était impensable, en 2015, d’omettre l’environnement des recommandations alimentaires. Un chapitre complet sur l’alimentation durable, influencé par le travail de Katherine Clancy, a d’ailleurs été publié par ce comité consultatif.

Or, vous devez vous en douter, l’industrie de la viande voit d’un œil assez mauvais les potentielles répercussions de recommandations gouvernementales qui inciteraient la population à manger moins de viande. Que fait l’industrie quand elle se sent prise au pied du mur? Elle réagit. Les lettres provenant de l’industrie de la viande se sont ainsi mises à pleuvoir sur le comité consultatif à la suite de leurs déclarations sur l’alimentation durable.

Comme je vous disais auparavant, plusieurs pistes de solutions ont été avancées par les scientifiques pour alléger la pression que l’on exerce sur l’environnement, mais elles impliquent souvent de consommer moins de viande. Fidèle à son habitude, même quand elle manque d’arguments valables, l’industrie se défend.

Quatre stratégies pour gagner un débat sans argument valable

Vous êtes à court d’arguments dans un débat? Aucun problème! Voici quelques idées de faux arguments qui ont l’air sérieux et qui permettent de contourner les réelles solutions qui pourraient vous nuire.

1. Il faut effectuer plus de recherches pour bien comprendre la problématique.

Quel scientifique pourra vraiment être en désaccord avec vous? On a toujours besoin de plus de recherches! Sortir cet argument permet de trouver un point d’accord avec votre interlocuteur et lui faire admettre que, dans le fond, il vaut mieux attendre avant de prendre une décision. C’est excellent pour gagner du temps et trouver de nouvelles stratégies.

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2. C’est un sujet très complexe et sans une formation spécifique dans le domaine, il est impossible de se prononcer.

Miner la crédibilité de votre interlocuteur et des voix qui s’élèvent contre vous, est gagnant à tout coup. Vous pourriez, par exemple, comparer les gens qui soutiennent l’agriculture biologique à des hippies qui rejettent la science, ou affirmer que les journalistes sont trop loin d’une usine d’élevage pour en comprendre la réalité. Vous pourrez aussi expliquer clairement aux nutritionnistes que leur rôle est de parler de nutrition, pas d’environnement, et qu’il vaut mieux s’en tenir aux domaines qu’ils comprennent.

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3. En fait, le vrai problème est multifactoriel.

Contournez le vrai problème, celui qui vous concerne, en accusant les autres. Après tout, il n’existe pas qu’une solution à la problématique. C’est un problème multifactoriel. (Personne ne peut être contre cet argument!) Oui, consommer moins de protéines animales pourrait peut-être aider un peu, mais le gaspillage alimentaire est tellement plus important! Et saviez-vous qu’on consomme trop de calories? Dans le fond, c’est la faute des gens obèses si nos ressources sont exploitées à outrance!

(C’est d’ailleurs une stratégie employée par Coca-Cola lorsque les gens osent dire que les boissons gazeuses sont liées à l’obésité. Leur réponse? TOUTES les calories compte, pas juste les boissons gazeuses! Et surtout, n’oubliez pas l’exercice physique!)

4. MAIS AVEZ-VOUS PENSÉ À NOS ENFANTS?!

Si rien ne marche, faites vibrer la fibre de la peur en exagérant les arguments de votre interlocuteur! Mais avez-vous pensé à ce qui arriverait si nous arrêtions de manger de la viande du jour au lendemain?! Les risques de carence en fer et en protéines sont réels et inquiétants! Nous ne serons pas en meilleure santé! C’est très dangereux de proposer cette solution!

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(p.s. Don’t cry Kim. On ne dit pas d’éliminer la viande au complet, ni de le faire du jour au lendemain, et l’American Dietetic Association est d’avis que l’alimentation végétarienne est compatible avec la santé humaine.)

N’attendez pas avant de prendre les choses en main

Je ne vous ai même pas dit pour quelle raison j’étais aussi maussade aujourd’hui. C’est que, voyez-vous, les arguments vides énumérés ci-haut, sont réellement efficaces… Un communiqué officiel émanant du USDA (l’équivalent de Santé Canada aux États-Unis) annonçait cette semaine que l’industrie de la viande avait gagné sa bataille. Le prochain guide alimentaire américain n’abordera pas l’aspect environnemental de l’alimentation. Après tout, « le mandat des règles alimentaires est de fournir des recommandations nutritionnelles et alimentaires basées sur les connaissances scientifiques et médicales actuelles ». Cela exclut de facto l’alimentation durable, non…? Non? Quelqu’un…? *Bruit de criquet*

Comme le dit mon collègue nutritionniste Michel Lucas, peut-on en vouloir au crocodile de manger des gazelles? Non. C’est dans sa nature. Il est carnivore. L’industrie est là pour promouvoir et vendre ses produits. Faire de l’argent. C’est dans sa nature. On ne peut lui en vouloir. Mais c’est quand le crocodile verse quelques larmes et essaie de nous faire gober de la gazelle à notre insu que je me fâche.

J’ai beau être maussade aujourd’hui, je ne perds pas espoir. Je crois encore que les consommateurs ont le gros bout du bâton. Que les gouvernements appuient ou non la démarche, nous pouvons voter, chaque jour, trois fois par jour, avec notre fourchette. Chaque bouchée compte pour influencer positivement l’industrie qui nous nourrit. La nature du crocodile ne changera jamais. Celle de l’industrie non plus. Mais n’attendons pas que toutes les gazelles aient été mangées avant de réagir.

may-peace


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